JEAN TIGNOL*
Le contrôle comme «gouvernement à distance»: de Michel Foucault à Bruno Latour, ce que les concepts «font faire» au chercheur
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Control as “governing at a distance”: from Michel Foucault to Bruno Latour, what do the concepts make the researcher do? (in French)
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Control as “governing at a distance”: from Michel Foucault to Bruno Latour, what do the concepts make the researcher do? (in French)
* Doctorant à l’École de criminologie
Centre de recherche interdisciplinaire sur la déviance et la pénalité (CRID&P)
Université catholique de Louvain (Belgique)
Centre de recherche interdisciplinaire sur la déviance et la pénalité (CRID&P)
Université catholique de Louvain (Belgique)
Pour stimuler la pensée, il me semble intéressant de rompre le privilège de certains objets à certains concepts, et vice versa. Les concepts ne sont pas attachés de manière exclusive à des objets spécifiques, mais peuvent être remobilisés sur d’autres «terrains» que ceux qui les ont vu naître; et réciproquement, tout objet d’étude est susceptible de se laisser interroger par des concepts divers. Cette remarque n’a sans doute rien d’original, mais elle devrait inciter les chercheurs à diversifier les occasions de se rencontrer: s’il est habituel que les chercheurs spécialistes de telle ou telle question ou «problématique» (ici au sens banal du terme) se rassemblent dans des colloques portant sur celles-ci – la prison, les pratiques policières, la sécurité privée, etc., pour prendre quelques exemples familiers des criminologues et autres sociologues du pénal –, n’oublions pas que les modes de questionnement ou problématisations peuvent constituer un autre critère de rassemblement (l’ouvrage collectif dirigé par Lascoumes et Le Galès autour de la notion d’instrumentation de l’action publique1 en est une bonne illustration). Ceci permet de faire se rencontrer des chercheurs qui travaillent sur des objets très différents, mais qui ont en commun une certaine façon d’interroger les objets de leur recherche.
Le concept de «contrôle» est un concept parmi d’autres qui peut fournir des prises pour interroger un vaste éventail d’objets (notamment ceux supposés intéresser les criminologues), du moins si on prend la peine de le resituer le mot dans une certaine épaisseur conceptuelle: car on peut utiliser le mot de manière peu informée théoriquement – et le mot «contrôle» est d’ailleurs utilisé très couramment pour décrire une série de pratiques, de fonctions, d’instruments liés au «système pénal» – ou au contraire on peut l’utiliser comme un concept, c’est-à-dire comme une façon de concevoir ces pratiques, ces fonctions, ces instruments et/ou leurs effets. Ici, je souhaiterais connecter ce concept de contrôle aux notions de gouvernement et d’action à distance, en le comprenant dès lors dans un sens inspiré par la pensée de Michel Foucault et par celle de Bruno Latour2 (même si ces auteurs n’utilisent pas le mot «contrôle» de manière systématique ou centrale). Je vais donc essayer, en peu de pages et avec le peu d’expérience et de connaissances qui sont les miennes – bref: sans grande prétention3 –, d’examiner le concept à travers cette perspective particulière et de voir ensuite les effets qu’il peut avoir sur le travail du chercheur.
Je reviendrai d’abord sur quelques développements de Foucault sur la conduite les conduites et les dispositifs de sécurité, qu’il appelle aussi contrôles régulateurs dans son travail sur la gouvernementalité, puis sur la reprise de ce thème par Rose & Miller qui insistent sur la notion de gouvernement à distance. Cette dernière notion, empruntée en fait aux travaux de Latour et Callon, m’amènera à revenir sur certaines caractéristiques du paradigme de l’acteur-réseau formulée par ces derniers. Ensuite, je poserai la question de ce que ces concepts font faire à la recherche, ou plutôt au chercheur, ce qui m’inspirera quelques réflexions personnelles embryonnaires sur les implications que peuvent avoir les associations entre chercheurs et concepts.
L’apport de Foucault et consorts à une problématisation du contrôle
Dans son cours au Collège de France intitulé Sécurité, territoire, population4, Michel Foucault retrace la généalogie de la gouvernementalité, associée à ce qu’il appelle les dispositifs de sécurité ou les contrôles régulateurs5. Comparés aux mécanismes de la discipline, ces dispositifs ne visent pas à atteindre «les corps susceptibles de performance», ni même l’individu: ce qui est visé, c’est une population, concept corrélatif de ce type de dispositif6. La discipline travaille dans un espace construit et isolé, tandis que les dispositifs de contrôle travaillent dans un espace ouvert et s’appuient sur la réalité des phénomènes eux-mêmes. Foucault dit que contrairement aux dispositifs disciplinaires, la norme n’est pas centrale dans les dispositifs sécuritaires: l’interdit et le prescrit ne sont pas mobilisés en tant que tels, mais on cherche plutôt à «annuler des phénomènes par les phénomènes eux-mêmes»7. Il ne s’agit pas d’une surveillance exhaustive des individus en vue d’une discipline totale8, mais d’agir sur une population, qui n’est pas exactement la somme des individus mais une réalité complexe, épaisse. Et on agit sur cette population de manière indirecte (on pourrait dire: à distance), en s’appuyant sur des facteurs, des leviers, dont le «raisonnement économique» (prêté à «l’acteur rationnel») est l’exemple le plus emblématique9.
Dans Sécurité, territoire, population, Foucault propose une «histoire de la gouvernementalité» qui est l’histoire de la constitution progressive de l’État à travers le développement de rationalités et de technologies particulières composant un art de gouverner, c’est-à-dire un art de disposer les choses de manière à augmenter la richesse, la santé de la population10, en stimulant, sans que les gens ne s’en aperçoivent trop, telle activité, tel flux, tel taux, etc.11 Pendant ce temps, la population est «inconsciente de ce qu’on lui fait faire»12. Dès lors, d’après Foucault, gouverner à travers les contrôles régulateurs, c’est conduire les conduites, agir sur l’action.
Comme la pensée de Foucault est à la fois stimulante et difficile à saisir, mais aussi parce que le cours de Foucault sur la gouvernementalité n’a été disponible que bien plus tard, ses «traducteurs» ont pu prendre une place importante dans le champ des sciences sociales au début des années 1990, lorsqu’une série d’auteurs ont ouvert le chantier des governmentality studies. Un des articles incontournables est celui de Nikolas Rose et Peter Miller, intitulé Political Power beyond the State: Problematics of Government13. Dans cet article, les deux auteurs déploient leur vision du programme de recherche de la gouvernementalité. Il s’agit de rompre avec une vision institutionnaliste, centrée sur l’État en tant que tel, pour étudier les «rationalités politiques» et les «technologies du gouvernement» à travers lesquelles nous sommes gouvernés. Les rationalités politiques sont les paradigmes à travers lesquels le monde est rendu pensable. Rose et Miller prennent l’exemple du libéralisme, rationalité qui consiste à définir les limites de ce qui est du ressort de l’État versus un domaine situé en dehors de la sphère légitime de l’autorité politique; mais ce domaine sur lequel l’État ne doit pas intervenir trop directement, il s’agit de le stimuler, de le gérer sans détruire son autonomie: il s’agit d’«agir à distance» en mobilisant des ressources qui ne sont pas forcément étatiques. Ensuite (ou plutôt dans le même temps), c’est à travers des technologies concrètes que les rationalités politiques se déploient, et Rose et Miller nous invitent donc à étudier les mécanismes les plus triviaux de la gouvernementalité: que comptabilise-t-on, comment calcule-t-on, comment catégorise-t-on, quels outils utilise-t-on, etc... Les technologies de gouvernement transforment des phénomènes en informations, agrégées dans des «centres de calcul», fenêtres sur le monde où l’on va pouvoir agir à distance sur lui. Mieux encore: l’économie, par exemple, n’existe pas essentiellement, ce sont ces diverses inscriptions qui la font exister et la rendent à la fois pensable et gouvernable: en agrégeant toutes sortes de données sur une série de pratiques qualifiées d’économiques, on fait advenir «l’économie»14, domaine de gouvernementalité sur lequel on va dès lors pouvoir intervenir et qu’on va chercher à réguler à distance, à travers différents leviers.
Cette notion de «gouvernement à distance» a pu inspirer certains travaux criminologiques: par exemple, David Garland15 a analysé la prévention situationnelle de la délinquance16 comme une forme de pouvoir-savoir qui consiste à gouverner le passage à l’acte délinquant à travers la situation criminogène (nouvel objet de gouvernement), en agissant sur celle-ci plutôt que sur les individus délinquants. À travers la situation criminogène, on vise à conduire les conduites des délinquants: durcir les cibles, augmenter la probabilité d’être attrapé, etc. est supposé avoir un effet dissuasif parce que le délinquant en puissance est supposé être un acteur relativement rationnel, en mesure de calculer et de mettre en balance les risques qu’il prend et les gains potentiels. Adam Crawford17, quant à lui, montre comment un faisceau de savoirs sur la régulation a mené l’État à penser des façons de gouverner à distance la sécurité à travers une série de partenariats avec des acteurs locaux, des firmes privées, etc.18
Sous l’effet de la reprise du thème de la gouvernementalité par Rose et Miller, on entend souvent parler de gouvernementalité en termes de «gouvernement à distance». Or, il est intéressant de constater que même s’ils sont surtout reconnus comme pionniers des governmentality studies, Rose et Miller s’inspirent tant de Foucault que du paradigme de l’acteur-réseau développé par Bruno Latour et Michel Callon, auxquels ils doivent justement la notion d’action à distance19. C’est ce qui nous conduit à l’acteur-réseau...
Comprendre les dispositifs de contrôle à travers le paradigme de l’acteur-réseau
En fait, Latour lui-même présente sa théorie sociale comme très compatible avec celle de Foucault20, ou du moins avec sa démarche: plutôt que d’évoquer une domination reposant sur des forces (sociales) invisibles et intangibles – ce que Latour reproche à la sociologie critique –, Foucault s’applique à rendre compte des mécanismes très concrets de pouvoir, parfois triviaux et microscopiques: ils peuvent passer par des règlements, des dispositifs, des pratiques de comptage, l’organisation de l’espace, etc.21 Il s’agit d’un point central dans le paradigme de l’acteur-réseau – et qui se présente surtout comme un impératif méthodologique –: agir à distance se fait toujours à travers quelque chose; il faut toujours d’autres acteurs, que Latour appelle des «médiateurs», pour transporter l’action. Toute action mobilise toujours, forcément, un réseau, et ce réseau est hétérogène: il est fait notamment d’acteurs humains et non-humains.
Un exemple assez pédagogique (et cocasse) est fourni par Bruno Latour lors de sa présentation de la «clef de Berlin»22. Il s’agit d’une clef ancienne – dans la mise en scène de Latour, c’est une archéologue qui découvre l’objet et s’interroge sur son usage – et qui a la particularité d’être dotée de deux pannetons (figure 3.223). Elle est conçue pour le portail d’un immeuble collectif. La serrure du portail est construite de telle façon (cf. fig. 3.3) qu’il est parfois impossible de verrouiller la porte – paramètre n° 1 –, et parfois au contraire impossible de passer le portail sans verrouiller la porte derrière soi – paramètre n° 2 (cf. fig. 3.4 et 3.5).
Le concept de «contrôle» est un concept parmi d’autres qui peut fournir des prises pour interroger un vaste éventail d’objets (notamment ceux supposés intéresser les criminologues), du moins si on prend la peine de le resituer le mot dans une certaine épaisseur conceptuelle: car on peut utiliser le mot de manière peu informée théoriquement – et le mot «contrôle» est d’ailleurs utilisé très couramment pour décrire une série de pratiques, de fonctions, d’instruments liés au «système pénal» – ou au contraire on peut l’utiliser comme un concept, c’est-à-dire comme une façon de concevoir ces pratiques, ces fonctions, ces instruments et/ou leurs effets. Ici, je souhaiterais connecter ce concept de contrôle aux notions de gouvernement et d’action à distance, en le comprenant dès lors dans un sens inspiré par la pensée de Michel Foucault et par celle de Bruno Latour2 (même si ces auteurs n’utilisent pas le mot «contrôle» de manière systématique ou centrale). Je vais donc essayer, en peu de pages et avec le peu d’expérience et de connaissances qui sont les miennes – bref: sans grande prétention3 –, d’examiner le concept à travers cette perspective particulière et de voir ensuite les effets qu’il peut avoir sur le travail du chercheur.
Je reviendrai d’abord sur quelques développements de Foucault sur la conduite les conduites et les dispositifs de sécurité, qu’il appelle aussi contrôles régulateurs dans son travail sur la gouvernementalité, puis sur la reprise de ce thème par Rose & Miller qui insistent sur la notion de gouvernement à distance. Cette dernière notion, empruntée en fait aux travaux de Latour et Callon, m’amènera à revenir sur certaines caractéristiques du paradigme de l’acteur-réseau formulée par ces derniers. Ensuite, je poserai la question de ce que ces concepts font faire à la recherche, ou plutôt au chercheur, ce qui m’inspirera quelques réflexions personnelles embryonnaires sur les implications que peuvent avoir les associations entre chercheurs et concepts.
L’apport de Foucault et consorts à une problématisation du contrôle
Dans son cours au Collège de France intitulé Sécurité, territoire, population4, Michel Foucault retrace la généalogie de la gouvernementalité, associée à ce qu’il appelle les dispositifs de sécurité ou les contrôles régulateurs5. Comparés aux mécanismes de la discipline, ces dispositifs ne visent pas à atteindre «les corps susceptibles de performance», ni même l’individu: ce qui est visé, c’est une population, concept corrélatif de ce type de dispositif6. La discipline travaille dans un espace construit et isolé, tandis que les dispositifs de contrôle travaillent dans un espace ouvert et s’appuient sur la réalité des phénomènes eux-mêmes. Foucault dit que contrairement aux dispositifs disciplinaires, la norme n’est pas centrale dans les dispositifs sécuritaires: l’interdit et le prescrit ne sont pas mobilisés en tant que tels, mais on cherche plutôt à «annuler des phénomènes par les phénomènes eux-mêmes»7. Il ne s’agit pas d’une surveillance exhaustive des individus en vue d’une discipline totale8, mais d’agir sur une population, qui n’est pas exactement la somme des individus mais une réalité complexe, épaisse. Et on agit sur cette population de manière indirecte (on pourrait dire: à distance), en s’appuyant sur des facteurs, des leviers, dont le «raisonnement économique» (prêté à «l’acteur rationnel») est l’exemple le plus emblématique9.
Dans Sécurité, territoire, population, Foucault propose une «histoire de la gouvernementalité» qui est l’histoire de la constitution progressive de l’État à travers le développement de rationalités et de technologies particulières composant un art de gouverner, c’est-à-dire un art de disposer les choses de manière à augmenter la richesse, la santé de la population10, en stimulant, sans que les gens ne s’en aperçoivent trop, telle activité, tel flux, tel taux, etc.11 Pendant ce temps, la population est «inconsciente de ce qu’on lui fait faire»12. Dès lors, d’après Foucault, gouverner à travers les contrôles régulateurs, c’est conduire les conduites, agir sur l’action.
Comme la pensée de Foucault est à la fois stimulante et difficile à saisir, mais aussi parce que le cours de Foucault sur la gouvernementalité n’a été disponible que bien plus tard, ses «traducteurs» ont pu prendre une place importante dans le champ des sciences sociales au début des années 1990, lorsqu’une série d’auteurs ont ouvert le chantier des governmentality studies. Un des articles incontournables est celui de Nikolas Rose et Peter Miller, intitulé Political Power beyond the State: Problematics of Government13. Dans cet article, les deux auteurs déploient leur vision du programme de recherche de la gouvernementalité. Il s’agit de rompre avec une vision institutionnaliste, centrée sur l’État en tant que tel, pour étudier les «rationalités politiques» et les «technologies du gouvernement» à travers lesquelles nous sommes gouvernés. Les rationalités politiques sont les paradigmes à travers lesquels le monde est rendu pensable. Rose et Miller prennent l’exemple du libéralisme, rationalité qui consiste à définir les limites de ce qui est du ressort de l’État versus un domaine situé en dehors de la sphère légitime de l’autorité politique; mais ce domaine sur lequel l’État ne doit pas intervenir trop directement, il s’agit de le stimuler, de le gérer sans détruire son autonomie: il s’agit d’«agir à distance» en mobilisant des ressources qui ne sont pas forcément étatiques. Ensuite (ou plutôt dans le même temps), c’est à travers des technologies concrètes que les rationalités politiques se déploient, et Rose et Miller nous invitent donc à étudier les mécanismes les plus triviaux de la gouvernementalité: que comptabilise-t-on, comment calcule-t-on, comment catégorise-t-on, quels outils utilise-t-on, etc... Les technologies de gouvernement transforment des phénomènes en informations, agrégées dans des «centres de calcul», fenêtres sur le monde où l’on va pouvoir agir à distance sur lui. Mieux encore: l’économie, par exemple, n’existe pas essentiellement, ce sont ces diverses inscriptions qui la font exister et la rendent à la fois pensable et gouvernable: en agrégeant toutes sortes de données sur une série de pratiques qualifiées d’économiques, on fait advenir «l’économie»14, domaine de gouvernementalité sur lequel on va dès lors pouvoir intervenir et qu’on va chercher à réguler à distance, à travers différents leviers.
Cette notion de «gouvernement à distance» a pu inspirer certains travaux criminologiques: par exemple, David Garland15 a analysé la prévention situationnelle de la délinquance16 comme une forme de pouvoir-savoir qui consiste à gouverner le passage à l’acte délinquant à travers la situation criminogène (nouvel objet de gouvernement), en agissant sur celle-ci plutôt que sur les individus délinquants. À travers la situation criminogène, on vise à conduire les conduites des délinquants: durcir les cibles, augmenter la probabilité d’être attrapé, etc. est supposé avoir un effet dissuasif parce que le délinquant en puissance est supposé être un acteur relativement rationnel, en mesure de calculer et de mettre en balance les risques qu’il prend et les gains potentiels. Adam Crawford17, quant à lui, montre comment un faisceau de savoirs sur la régulation a mené l’État à penser des façons de gouverner à distance la sécurité à travers une série de partenariats avec des acteurs locaux, des firmes privées, etc.18
Sous l’effet de la reprise du thème de la gouvernementalité par Rose et Miller, on entend souvent parler de gouvernementalité en termes de «gouvernement à distance». Or, il est intéressant de constater que même s’ils sont surtout reconnus comme pionniers des governmentality studies, Rose et Miller s’inspirent tant de Foucault que du paradigme de l’acteur-réseau développé par Bruno Latour et Michel Callon, auxquels ils doivent justement la notion d’action à distance19. C’est ce qui nous conduit à l’acteur-réseau...
Comprendre les dispositifs de contrôle à travers le paradigme de l’acteur-réseau
En fait, Latour lui-même présente sa théorie sociale comme très compatible avec celle de Foucault20, ou du moins avec sa démarche: plutôt que d’évoquer une domination reposant sur des forces (sociales) invisibles et intangibles – ce que Latour reproche à la sociologie critique –, Foucault s’applique à rendre compte des mécanismes très concrets de pouvoir, parfois triviaux et microscopiques: ils peuvent passer par des règlements, des dispositifs, des pratiques de comptage, l’organisation de l’espace, etc.21 Il s’agit d’un point central dans le paradigme de l’acteur-réseau – et qui se présente surtout comme un impératif méthodologique –: agir à distance se fait toujours à travers quelque chose; il faut toujours d’autres acteurs, que Latour appelle des «médiateurs», pour transporter l’action. Toute action mobilise toujours, forcément, un réseau, et ce réseau est hétérogène: il est fait notamment d’acteurs humains et non-humains.
Un exemple assez pédagogique (et cocasse) est fourni par Bruno Latour lors de sa présentation de la «clef de Berlin»22. Il s’agit d’une clef ancienne – dans la mise en scène de Latour, c’est une archéologue qui découvre l’objet et s’interroge sur son usage – et qui a la particularité d’être dotée de deux pannetons (figure 3.223). Elle est conçue pour le portail d’un immeuble collectif. La serrure du portail est construite de telle façon (cf. fig. 3.3) qu’il est parfois impossible de verrouiller la porte – paramètre n° 1 –, et parfois au contraire impossible de passer le portail sans verrouiller la porte derrière soi – paramètre n° 2 (cf. fig. 3.4 et 3.5).
Le concierge détient une clef normale, avec laquelle il peut verrouiller ou déverrouiller le portail à sa guise (fig. 3.6), mais surtout enclencher le mécanisme (fig. 3.7) qui fait basculer le portail du premier paramètre (impossible de verrouiller la porte), destiné aux heures du jour, au second paramètre, prévu pour la nuit (impossible de rentrer sans verrouiller derrière soi).
Latour explique: «quel est le programme d'action d'une telle clef? "Verrouillez, s'il-vous-plaît, le portail derrière vous pendant la nuit et jamais pendant le jour" [...] Le cambrioleur qui veut passer le portail, les représentants du sexe opposé, poursuivent leurs antiprogrammes, du point de vue, bien sûr, de notre dévoué concierge [...] La clef berlinoise, le portail, et le concierge sont engagés dans une lutte acharnée pour le contrôle et pour l'accès»24.
Il conclut: «non, l'encoche asymétrique du trou de serrure et la clef à double panneton n'"expriment" pas, ne "symbolisent" pas, ne "reflètent" pas, ne "réifient" pas, n'"objectivent" pas, n'"incarnent" pas des relations disciplinaires, ils les font, ils les forment. La notion même de discipline est impraticable sans l'acier, le bois du portail, et le penne des serrures. La preuve? Les propriétaires ne parvenaient pas à construire une relation sociale solidement établie sur la discipline, la coercition verbale, les notices imprimées, les avertissements ou la douceur des moeurs [...] C'est parce que le social ne peut se construire avec du social, qu'il lui faut des clefs et des serrures. Et parce que les serrures classiques laissent encore trop de liberté qu'il faut des clefs à double panneton»25. La clef permet à son concepteur (ou à son commanditeur; ou au concierge) d’«agir à distance» sur les conduites humaines: tout ne se passe pas dans la situation d’interaction, car celle-ci est partiellement pré-configurée par des décisions qui ont été prises ou des dispositifs qui ont été conçus en d’autres lieux et à d’autres moments26.
Que faire de ces enseignements? Ils doivent inciter le chercheur à faire intervenir les «médiateurs» dans la description. X agit sur Y à distance? Eh bien, cette distance, le chercheur devra en rendre compte. Désormais, quand on dira que X contrôle Y, il faudra chercher les médiations, c’est-à-dire à travers quoi le contrôle s’exerce, sur quoi s’appuie-t-il; il faudra «s’acquitter du prix du trajet» entre X et Y plutôt que «se faire prendre en auto-stop par un "ordre social"» supposé27. Cette dernière façon de faire, disqualifiée par Latour, s’apparente au modèle de diffusion (du pouvoir), où les agents véhiculent du sens ou de la force sans rien transformer: ils ne sont que de simples intermédiaires. L’approche de l’acteur-réseau suppose de considérer chaque point comme un médiateur: l’input ne permet pas tout à fait de prédire ce que sera l’output, il faut prendre en compte la spécificité des médiateurs et les transformations-traductions qu’ils opèrent28. Ainsi, «de simple outil, la clef d’acier prend toute la dignité d’un médiateur, d’un acteur social»29. Des acteurs non-humains se trouvent souvent en situation de médiateurs, c’est-à-dire qu’ils participent à l’action. La tâche du chercheur est dès lors de décrire leur action propre et ce qu’ils font faire aux autres acteurs, sans réduire le répertoire des formes de participation à l’action en n’offrant qu’une alternative dichotomique entre «détermination» et «liberté»30 (par exemple, ils les obligeront à faire des détours, ils leur offriront des raccourcis, ils rendront des choses possibles, ils les pousseront à agir autrement, ou à agir de la même manière mais pour d’autres motifs31, ...). Dans La clef de Berlin, on voit que Latour décrit le fonctionnement de la fameuse clef aussi finement qu’il décrirait des interactions entre humains; et de fait, il en vient à décrire des interactions sociales, et à parler des humains, car ceux-ci sont effectivement en relation avec l’objet.
Il s’agit, au fond, autant ou davantage d’un discours et d’une instruction à l’attention du chercheur, principal intéressé, que d’un discours sur la nature du monde. Latour revendique souvent pour le paradigme de l’acteur-réseau le statut de méthode plutôt que de théorie. Son instruction est la suivante: «un bon compte rendu est un compte rendu qui trace un réseau. J'entends par là une chaîne d'action où chaque participant est traité à tous égards comme un médiateur. Pour le dire très simplement: un bon compte rendu, dans notre optique, est un récit, une description ou une proposition dans lesquels tous les acteurs font quelque chose au lieu, si j'ose dire, de rester assis à ne rien faire, de transporter des effets sans les transformer. [...] Un réseau qualifie [...] la capacité de chaque acteur à faire faire des choses inattendues aux autres acteurs. [...] Dans un mauvais texte, seule une poignée d'acteurs seront désignés comme les causes de tous les autres, lesquels n'auront d'autre fonction que de servir d'arrière-plan ou de relais pour des séries causales. Ils auront beau gesticuler pour faire office de personnages, ils n'auront aucun rôle dans le scénario, puisqu'ils n'agiront pas [...]»32.
Ce que les concepts font faire à la recherche: quelques réflexions personnelles
De ce qui précède, on peut déduire que les concepts, si du moins ils sont entendus dans leur sens fort, c’est-à-dire comme les véhicules d’une théorie sociale, sont eux-mêmes des médiateurs au sens de Latour: au chercheur, ils font faire, font voir, font observer, font chercher des choses. Ils lui imposent des détours. Le chercheur qui mobilise des concepts est lui-même en quelque sorte mobilisé par eux, parce que ce sont eux qui le font se mouvoir d’une certaine manière (plutôt que d’une autre33). Ils le mènent à formuler des questions plutôt que d’autres – ce qui ne revient pas à lui donner les réponses à l’avance! Cette dernière remarque doit nous rendre circonspects quant à certains discours sur la démarche d’une recherche inductive: pour certains, travailler de manière inductive implique de ne surtout pas s’inspirer de théories existantes. Or, les concepts, surtout lorsqu’ils invitent le chercheur à accomplir certains devoirs qu’il se serait peut-être épargnés sans eux, n’empêchent pas la découverte (l’induction) mais peuvent au contraire la stimuler.
Michel Callon conçoit le travail de la science comme un travail qui consiste à peupler le monde de nouvelles entités (les microbes, les classes sociales, etc.), qu’elles font exister en même temps qu’elles les rendent visibles34. On peut alors appliquer réflexivement son concept d’acteurs-mondes35 aux concepts eux-mêmes: car ceux-ci déploient, chacun à leur manière, un réseau; ils ont chacun leur façon de peupler le monde; chacun convoque une représentation différente des entités composant le monde ou des modes de relation entre ces entités. Les concepts sont donc bien plus que des mots. Mais c’est une des raisons pour lesquelles il faut s’en méfier: s’ils sont des «mondes», ne peuvent-ils pas rendre le chercheur en quelque sorte prisonnier de son monde? Trop s’attacher à un paradigme, trop penser avec lui, et trop le penser, produit parfois le sentiment de s’éloigner plutôt que de se rapprocher, ne serait-ce que parce qu’on peut se trouver tenté de pousser loin l’abstraction. Par ailleurs, les concepts emportent aussi des effets d’allégeance: en s’alliant à un concept, on s’allie aussi à des auteurs, voire à une école – et les implications de cette alliance peuvent dépasser les intérêts de la recherche, par exemple en situant le chercheur dans un réseau plutôt qu’un autre.
Les concepts ne sont pas que des mots, mais ils en sont, ou du moins ils reposent sur eux. Un aspect de la pratique scientifique qui rend ceci très clair réside dans le fait que les chercheurs font fréquemment un détour par l’étymologie des mots-concepts qu’ils utilisent. L’intuition qu’un mot est adapté pour faire passer leur message les incite à examiner ce qui a façonné ce mot, et cela à son tour vient alimenter le travail de la pensée. En quelque sorte, l’histoire des mots agit à distance sur le chercheur, puisque des usages propres à d’autres époques et d’autres lieux, usages révélés par le travail des étymologistes et supposés inscrits dans les mots, se trouvent convoqués dans le processus de la recherche. Cette pratique pourrait nous interpeller: pourquoi devrions-nous nous sentir tenus par toutes ces vieilleries? Fort heureusement, le chercheur n’est pas assujetti à l’histoire des mots qu’il utilise; il conserve une certaine marge de manœuvre et n’utilise les mots et leur charge historique que dans la mesure où cela lui semble présenter un certain intérêt36. Le chercheur joue avec les mots comme le marionnettiste joue avec ses marionnettes37, et ce sont parfois les mots qui sont à l’avant-garde et qui ouvrent des espaces possibles, non envisagés. Que serait la pensée de Pierre Bourdieu, par exemple, sans ses incessants jeux de mots? Les moments où il joue avec les mots semblent être les moments les plus intenses de la théorisation. En même temps, un autre écueil peut résider là: il faudrait s’interroger sur le rapport que nous entretenons aux mots dans notre pratique: puisqu’un rapport esthétique («poétique»?) se développe, n’y a-t-il pas le danger de se laisser capter par les mots tellement qu’on finit par être emporté par eux, à être conduit par eux et à perdre le contrôle? Cette poésie ou cette esthétique, il faut en jouer de manière créative, mais sans oublier les enjeux. (Sans doute faudrait-il se poser la question des enjeux le plus souvent possible.)
Je souhaiterais encore aborder un dernier point concernant la relation entre les concepts et le chercheur, et qui renvoie à la manière dont certains chercheurs ont pu m’interpeller: les concepts apparaissent ne déterminer que relativement peu les usages que le chercheur en fera, au moins quant aux implications critiques ou normatives de sa réflexion, et c’est certainement le cas par rapport aux concepts ancrés dans des théories qui ne se qualifient pas de «critiques» au sens où on l’entend d’habitude (par exemple lorsque l’on parle de «sociologie critique»). Latour, par exemple, nous invite à pousser la description assez loin, et nous invite notamment à décrire comment des dispositifs influencent des cours d’action et rendent des conduites prévisibles (mais aussi, en observant les usages, à décrire la part d’indétermination des conduites, et donc à ne pas prendre le contrôle pour acquis38); mais il ne suggère pas explicitement de piste substantielle sur les fins pratiques de sa sociologie, sur ce qu’elle devrait impliquer en termes de prise de parti – même s’il soutient que la sociologie de l’acteur-réseau prépare le terrain de la «politique» en mettant le doigt, à travers la description, sur ce qui nous lie, ce qui nous fait agir, sur les médiations dont sont faites les dominations39. La pensée de Foucault offre une illustration plus surprenante de cette indétermination à travers son concept de gouvernementalité et (surtout) la manière dont celui-ci a été repris par d’autres, particulièrement (mais pas seulement) lorsqu’ils pénètrent dans le champ politique ou administratif. Si l’on prête généralement à Foucault une intention critique (mais le mot lui-même est ambigu...), sa posture, du moins dans ses travaux sur la gouvernementalité, est relativement ambiguë, car on ne sait jamais très bien s’il est en train de critiquer les effets de pouvoir ou de se fasciner devant la subtilité des assemblages de la gouvernementalité40. Cette posture laisse ouverte la question de savoir si le chercheur doit se positionner du côté «d’une rationalisation du gouvernement» ou de celui «de la critique de sa rationalité»41 – et de fait, certains ont pu opter pour la première alternative, comme François Ewald, qui finit par faire l’éloge du risque, ce que Jacques Donzelot décrit comme «un cas classique de contre-transfert où l’analyste devient aveuglément amoureux de son objet»42. John Braithwaite offre un autre exemple dans son travail sur la responsive regulation43. Celui-ci revient à penser un dispositif de conduite des conduites dans des termes très foucaldiens, puisqu’il recommande des formes de régulation corrélatives à des types de sujets: la solution restauratrice, destinée à l’acteur vertueux; la solution dissuasive, destinée à l’acteur rationnel; et l’incapacitation, destinée à l’acteur incompétent ou irrationnel44. De quoi ces usages sont-ils un effet? Est-ce l’effet du génie de la mise en musique (alternative au registre de la «poésie»...) qui crée un attachement particulier? Est-ce que les concepts de Foucault sont tellement séduisants qu’on finit par voir systématiquement à travers eux, indépendamment de la question de ce que l’on compte accomplir avec eux?
Je pense qu’il serait passionnant d’aller jusqu’au bout dans la réflexivité et d’étudier précisément la manière dont les concepts font agir le chercheur. Attribuons aux concepts la «dignité de médiateurs», c’est-à-dire le statut d’acteur; mais n’oublions pas, ce faisant, que le chercheur reste lui aussi un acteur: étudier le concept seul ne suffit pas, encore faut-il voir ce que le chercheur lui fait faire! Voyons donc la relation entre concepts et chercheurs comme une relation d’attachement réciproque, et efforçons-nous de faire le travail politique qui consiste à distinguer les bons des mauvais attachements45.
Post-scriptum
Le lecteur attentif aura peut-être remarqué (avec une pointe de déception?) que le mot «contrôle» en lui-même, annoncé comme l’objet de ma communication, a finalement pris peu de place dans mon exposé, pour s’effacer derrière une série de postulats théoriques que l’on peut connecter au concept de «contrôle» pour lui donner un contenu conceptuel. À travers certaines tournures, les auteurs mobilisés ici semblent nous autoriser à faire ce rapprochement: Foucault utilise parfois le concept de contrôles régulateurs comme équivalent à celui de dispositifs de sécurité, dispositifs qu’il associe à la gouvernementalité (comme déjà relevé plus haut), et le mot «contrôle» revient fréquemment dans son travail sur la gouvernementalité46; Latour, quant à lui, utilise parfois le mot «contrôle» lorsqu’il explique comment certains acteurs mobilisent d’autres acteurs47. Cependant, j’ai pris un certain degré de liberté dans l’élaboration de ce concept de «contrôle», ce qui a pu mener à une légère exagération de la proximité entre la pensée de Foucault et celle de Latour. En m’appuyant sur le pont dressé par Rose et Miller, j’ai implicitement défini le contrôle comme une façon de conduire les conduites, d’agir sur les actions (à distance). Or, cette notion est en fait proche de la définition du pouvoir et du gouvernement chez Foucault48, qui est (a priori) plus large que celle de contrôle, si l’on considère le contrôle comme associé spécifiquement aux dispositifs de sécurité (ceux-ci étant synonymes de contrôles régulateurs, comme vu plus haut): car ces derniers s’inscrivent dans un système de pouvoir-savoir-(sujet) qui les distingue d’autres «économies du pouvoir» qui fonctionnent à la souveraineté ou d’autres encore qui fonctionnent à la discipline49. Le contrôle serait alors plutôt une forme de pouvoir spécifique, parmi d’autres, caractérisée par le fait qu’elle suppose une certaine conception du sujet (le sujet libre, gouverné à travers sa liberté), de l’objet (la population comme totalité, plutôt que l’individu), de l’espace (un espace ouvert), etc.50 Les dispositifs disciplinaires – associés à l’idée de surveillance51 –, quant à eux, prennent pour objet le corps de l’individu et agissent sur un espace compartimenté et relativement clos52. Cette distinction a du sens dans la pensée de Foucault car il propose une théorie substantielle des sociétés: à travers une approche historique des dispositifs, il décrit de quoi les sociétés seraient faites53. Le paradigme de l’acteur-réseau, quant à lui, rejette le statut de théorie et veut se cantonner à être un paradigme (c’est-à-dire une grille de lecture, ni moins ni plus), voire une méthode; Latour dit aussi qu’il propose non pas un métalangage, mais un infralangage54. Dans cette perspective, le «contrôle» ne décrit par une forme de pouvoir parmi d’autres formes situées historiquement, mais décrit un processus de mobilisation réussi (la mobilisation pouvant prendre des formes différentes et mettre en relation des entités très variées en utilisant des méthodes d’attachement variables elles aussi): on dira que vous contrôlez les autres acteurs si vous parvenez à les faire agir de manière conforme à votre «script»: si vous parvenez à faire des autres acteurs des «intermédiaires fiables», plutôt que des «médiateurs» qui transforment excessivement l’action et la dévient dans des directions imprévues55. Soulignons, pour reprendre les notions de «discipline» et de «contrôle», que Latour ne distingue pas les deux mais les associe: un acteur sous contrôle, c’est précisément un acteur qui se comporte de manière «disciplinée», c’est-à-dire prévisible56.
Il conclut: «non, l'encoche asymétrique du trou de serrure et la clef à double panneton n'"expriment" pas, ne "symbolisent" pas, ne "reflètent" pas, ne "réifient" pas, n'"objectivent" pas, n'"incarnent" pas des relations disciplinaires, ils les font, ils les forment. La notion même de discipline est impraticable sans l'acier, le bois du portail, et le penne des serrures. La preuve? Les propriétaires ne parvenaient pas à construire une relation sociale solidement établie sur la discipline, la coercition verbale, les notices imprimées, les avertissements ou la douceur des moeurs [...] C'est parce que le social ne peut se construire avec du social, qu'il lui faut des clefs et des serrures. Et parce que les serrures classiques laissent encore trop de liberté qu'il faut des clefs à double panneton»25. La clef permet à son concepteur (ou à son commanditeur; ou au concierge) d’«agir à distance» sur les conduites humaines: tout ne se passe pas dans la situation d’interaction, car celle-ci est partiellement pré-configurée par des décisions qui ont été prises ou des dispositifs qui ont été conçus en d’autres lieux et à d’autres moments26.
Que faire de ces enseignements? Ils doivent inciter le chercheur à faire intervenir les «médiateurs» dans la description. X agit sur Y à distance? Eh bien, cette distance, le chercheur devra en rendre compte. Désormais, quand on dira que X contrôle Y, il faudra chercher les médiations, c’est-à-dire à travers quoi le contrôle s’exerce, sur quoi s’appuie-t-il; il faudra «s’acquitter du prix du trajet» entre X et Y plutôt que «se faire prendre en auto-stop par un "ordre social"» supposé27. Cette dernière façon de faire, disqualifiée par Latour, s’apparente au modèle de diffusion (du pouvoir), où les agents véhiculent du sens ou de la force sans rien transformer: ils ne sont que de simples intermédiaires. L’approche de l’acteur-réseau suppose de considérer chaque point comme un médiateur: l’input ne permet pas tout à fait de prédire ce que sera l’output, il faut prendre en compte la spécificité des médiateurs et les transformations-traductions qu’ils opèrent28. Ainsi, «de simple outil, la clef d’acier prend toute la dignité d’un médiateur, d’un acteur social»29. Des acteurs non-humains se trouvent souvent en situation de médiateurs, c’est-à-dire qu’ils participent à l’action. La tâche du chercheur est dès lors de décrire leur action propre et ce qu’ils font faire aux autres acteurs, sans réduire le répertoire des formes de participation à l’action en n’offrant qu’une alternative dichotomique entre «détermination» et «liberté»30 (par exemple, ils les obligeront à faire des détours, ils leur offriront des raccourcis, ils rendront des choses possibles, ils les pousseront à agir autrement, ou à agir de la même manière mais pour d’autres motifs31, ...). Dans La clef de Berlin, on voit que Latour décrit le fonctionnement de la fameuse clef aussi finement qu’il décrirait des interactions entre humains; et de fait, il en vient à décrire des interactions sociales, et à parler des humains, car ceux-ci sont effectivement en relation avec l’objet.
Il s’agit, au fond, autant ou davantage d’un discours et d’une instruction à l’attention du chercheur, principal intéressé, que d’un discours sur la nature du monde. Latour revendique souvent pour le paradigme de l’acteur-réseau le statut de méthode plutôt que de théorie. Son instruction est la suivante: «un bon compte rendu est un compte rendu qui trace un réseau. J'entends par là une chaîne d'action où chaque participant est traité à tous égards comme un médiateur. Pour le dire très simplement: un bon compte rendu, dans notre optique, est un récit, une description ou une proposition dans lesquels tous les acteurs font quelque chose au lieu, si j'ose dire, de rester assis à ne rien faire, de transporter des effets sans les transformer. [...] Un réseau qualifie [...] la capacité de chaque acteur à faire faire des choses inattendues aux autres acteurs. [...] Dans un mauvais texte, seule une poignée d'acteurs seront désignés comme les causes de tous les autres, lesquels n'auront d'autre fonction que de servir d'arrière-plan ou de relais pour des séries causales. Ils auront beau gesticuler pour faire office de personnages, ils n'auront aucun rôle dans le scénario, puisqu'ils n'agiront pas [...]»32.
Ce que les concepts font faire à la recherche: quelques réflexions personnelles
De ce qui précède, on peut déduire que les concepts, si du moins ils sont entendus dans leur sens fort, c’est-à-dire comme les véhicules d’une théorie sociale, sont eux-mêmes des médiateurs au sens de Latour: au chercheur, ils font faire, font voir, font observer, font chercher des choses. Ils lui imposent des détours. Le chercheur qui mobilise des concepts est lui-même en quelque sorte mobilisé par eux, parce que ce sont eux qui le font se mouvoir d’une certaine manière (plutôt que d’une autre33). Ils le mènent à formuler des questions plutôt que d’autres – ce qui ne revient pas à lui donner les réponses à l’avance! Cette dernière remarque doit nous rendre circonspects quant à certains discours sur la démarche d’une recherche inductive: pour certains, travailler de manière inductive implique de ne surtout pas s’inspirer de théories existantes. Or, les concepts, surtout lorsqu’ils invitent le chercheur à accomplir certains devoirs qu’il se serait peut-être épargnés sans eux, n’empêchent pas la découverte (l’induction) mais peuvent au contraire la stimuler.
Michel Callon conçoit le travail de la science comme un travail qui consiste à peupler le monde de nouvelles entités (les microbes, les classes sociales, etc.), qu’elles font exister en même temps qu’elles les rendent visibles34. On peut alors appliquer réflexivement son concept d’acteurs-mondes35 aux concepts eux-mêmes: car ceux-ci déploient, chacun à leur manière, un réseau; ils ont chacun leur façon de peupler le monde; chacun convoque une représentation différente des entités composant le monde ou des modes de relation entre ces entités. Les concepts sont donc bien plus que des mots. Mais c’est une des raisons pour lesquelles il faut s’en méfier: s’ils sont des «mondes», ne peuvent-ils pas rendre le chercheur en quelque sorte prisonnier de son monde? Trop s’attacher à un paradigme, trop penser avec lui, et trop le penser, produit parfois le sentiment de s’éloigner plutôt que de se rapprocher, ne serait-ce que parce qu’on peut se trouver tenté de pousser loin l’abstraction. Par ailleurs, les concepts emportent aussi des effets d’allégeance: en s’alliant à un concept, on s’allie aussi à des auteurs, voire à une école – et les implications de cette alliance peuvent dépasser les intérêts de la recherche, par exemple en situant le chercheur dans un réseau plutôt qu’un autre.
Les concepts ne sont pas que des mots, mais ils en sont, ou du moins ils reposent sur eux. Un aspect de la pratique scientifique qui rend ceci très clair réside dans le fait que les chercheurs font fréquemment un détour par l’étymologie des mots-concepts qu’ils utilisent. L’intuition qu’un mot est adapté pour faire passer leur message les incite à examiner ce qui a façonné ce mot, et cela à son tour vient alimenter le travail de la pensée. En quelque sorte, l’histoire des mots agit à distance sur le chercheur, puisque des usages propres à d’autres époques et d’autres lieux, usages révélés par le travail des étymologistes et supposés inscrits dans les mots, se trouvent convoqués dans le processus de la recherche. Cette pratique pourrait nous interpeller: pourquoi devrions-nous nous sentir tenus par toutes ces vieilleries? Fort heureusement, le chercheur n’est pas assujetti à l’histoire des mots qu’il utilise; il conserve une certaine marge de manœuvre et n’utilise les mots et leur charge historique que dans la mesure où cela lui semble présenter un certain intérêt36. Le chercheur joue avec les mots comme le marionnettiste joue avec ses marionnettes37, et ce sont parfois les mots qui sont à l’avant-garde et qui ouvrent des espaces possibles, non envisagés. Que serait la pensée de Pierre Bourdieu, par exemple, sans ses incessants jeux de mots? Les moments où il joue avec les mots semblent être les moments les plus intenses de la théorisation. En même temps, un autre écueil peut résider là: il faudrait s’interroger sur le rapport que nous entretenons aux mots dans notre pratique: puisqu’un rapport esthétique («poétique»?) se développe, n’y a-t-il pas le danger de se laisser capter par les mots tellement qu’on finit par être emporté par eux, à être conduit par eux et à perdre le contrôle? Cette poésie ou cette esthétique, il faut en jouer de manière créative, mais sans oublier les enjeux. (Sans doute faudrait-il se poser la question des enjeux le plus souvent possible.)
Je souhaiterais encore aborder un dernier point concernant la relation entre les concepts et le chercheur, et qui renvoie à la manière dont certains chercheurs ont pu m’interpeller: les concepts apparaissent ne déterminer que relativement peu les usages que le chercheur en fera, au moins quant aux implications critiques ou normatives de sa réflexion, et c’est certainement le cas par rapport aux concepts ancrés dans des théories qui ne se qualifient pas de «critiques» au sens où on l’entend d’habitude (par exemple lorsque l’on parle de «sociologie critique»). Latour, par exemple, nous invite à pousser la description assez loin, et nous invite notamment à décrire comment des dispositifs influencent des cours d’action et rendent des conduites prévisibles (mais aussi, en observant les usages, à décrire la part d’indétermination des conduites, et donc à ne pas prendre le contrôle pour acquis38); mais il ne suggère pas explicitement de piste substantielle sur les fins pratiques de sa sociologie, sur ce qu’elle devrait impliquer en termes de prise de parti – même s’il soutient que la sociologie de l’acteur-réseau prépare le terrain de la «politique» en mettant le doigt, à travers la description, sur ce qui nous lie, ce qui nous fait agir, sur les médiations dont sont faites les dominations39. La pensée de Foucault offre une illustration plus surprenante de cette indétermination à travers son concept de gouvernementalité et (surtout) la manière dont celui-ci a été repris par d’autres, particulièrement (mais pas seulement) lorsqu’ils pénètrent dans le champ politique ou administratif. Si l’on prête généralement à Foucault une intention critique (mais le mot lui-même est ambigu...), sa posture, du moins dans ses travaux sur la gouvernementalité, est relativement ambiguë, car on ne sait jamais très bien s’il est en train de critiquer les effets de pouvoir ou de se fasciner devant la subtilité des assemblages de la gouvernementalité40. Cette posture laisse ouverte la question de savoir si le chercheur doit se positionner du côté «d’une rationalisation du gouvernement» ou de celui «de la critique de sa rationalité»41 – et de fait, certains ont pu opter pour la première alternative, comme François Ewald, qui finit par faire l’éloge du risque, ce que Jacques Donzelot décrit comme «un cas classique de contre-transfert où l’analyste devient aveuglément amoureux de son objet»42. John Braithwaite offre un autre exemple dans son travail sur la responsive regulation43. Celui-ci revient à penser un dispositif de conduite des conduites dans des termes très foucaldiens, puisqu’il recommande des formes de régulation corrélatives à des types de sujets: la solution restauratrice, destinée à l’acteur vertueux; la solution dissuasive, destinée à l’acteur rationnel; et l’incapacitation, destinée à l’acteur incompétent ou irrationnel44. De quoi ces usages sont-ils un effet? Est-ce l’effet du génie de la mise en musique (alternative au registre de la «poésie»...) qui crée un attachement particulier? Est-ce que les concepts de Foucault sont tellement séduisants qu’on finit par voir systématiquement à travers eux, indépendamment de la question de ce que l’on compte accomplir avec eux?
Je pense qu’il serait passionnant d’aller jusqu’au bout dans la réflexivité et d’étudier précisément la manière dont les concepts font agir le chercheur. Attribuons aux concepts la «dignité de médiateurs», c’est-à-dire le statut d’acteur; mais n’oublions pas, ce faisant, que le chercheur reste lui aussi un acteur: étudier le concept seul ne suffit pas, encore faut-il voir ce que le chercheur lui fait faire! Voyons donc la relation entre concepts et chercheurs comme une relation d’attachement réciproque, et efforçons-nous de faire le travail politique qui consiste à distinguer les bons des mauvais attachements45.
Post-scriptum
Le lecteur attentif aura peut-être remarqué (avec une pointe de déception?) que le mot «contrôle» en lui-même, annoncé comme l’objet de ma communication, a finalement pris peu de place dans mon exposé, pour s’effacer derrière une série de postulats théoriques que l’on peut connecter au concept de «contrôle» pour lui donner un contenu conceptuel. À travers certaines tournures, les auteurs mobilisés ici semblent nous autoriser à faire ce rapprochement: Foucault utilise parfois le concept de contrôles régulateurs comme équivalent à celui de dispositifs de sécurité, dispositifs qu’il associe à la gouvernementalité (comme déjà relevé plus haut), et le mot «contrôle» revient fréquemment dans son travail sur la gouvernementalité46; Latour, quant à lui, utilise parfois le mot «contrôle» lorsqu’il explique comment certains acteurs mobilisent d’autres acteurs47. Cependant, j’ai pris un certain degré de liberté dans l’élaboration de ce concept de «contrôle», ce qui a pu mener à une légère exagération de la proximité entre la pensée de Foucault et celle de Latour. En m’appuyant sur le pont dressé par Rose et Miller, j’ai implicitement défini le contrôle comme une façon de conduire les conduites, d’agir sur les actions (à distance). Or, cette notion est en fait proche de la définition du pouvoir et du gouvernement chez Foucault48, qui est (a priori) plus large que celle de contrôle, si l’on considère le contrôle comme associé spécifiquement aux dispositifs de sécurité (ceux-ci étant synonymes de contrôles régulateurs, comme vu plus haut): car ces derniers s’inscrivent dans un système de pouvoir-savoir-(sujet) qui les distingue d’autres «économies du pouvoir» qui fonctionnent à la souveraineté ou d’autres encore qui fonctionnent à la discipline49. Le contrôle serait alors plutôt une forme de pouvoir spécifique, parmi d’autres, caractérisée par le fait qu’elle suppose une certaine conception du sujet (le sujet libre, gouverné à travers sa liberté), de l’objet (la population comme totalité, plutôt que l’individu), de l’espace (un espace ouvert), etc.50 Les dispositifs disciplinaires – associés à l’idée de surveillance51 –, quant à eux, prennent pour objet le corps de l’individu et agissent sur un espace compartimenté et relativement clos52. Cette distinction a du sens dans la pensée de Foucault car il propose une théorie substantielle des sociétés: à travers une approche historique des dispositifs, il décrit de quoi les sociétés seraient faites53. Le paradigme de l’acteur-réseau, quant à lui, rejette le statut de théorie et veut se cantonner à être un paradigme (c’est-à-dire une grille de lecture, ni moins ni plus), voire une méthode; Latour dit aussi qu’il propose non pas un métalangage, mais un infralangage54. Dans cette perspective, le «contrôle» ne décrit par une forme de pouvoir parmi d’autres formes situées historiquement, mais décrit un processus de mobilisation réussi (la mobilisation pouvant prendre des formes différentes et mettre en relation des entités très variées en utilisant des méthodes d’attachement variables elles aussi): on dira que vous contrôlez les autres acteurs si vous parvenez à les faire agir de manière conforme à votre «script»: si vous parvenez à faire des autres acteurs des «intermédiaires fiables», plutôt que des «médiateurs» qui transforment excessivement l’action et la dévient dans des directions imprévues55. Soulignons, pour reprendre les notions de «discipline» et de «contrôle», que Latour ne distingue pas les deux mais les associe: un acteur sous contrôle, c’est précisément un acteur qui se comporte de manière «disciplinée», c’est-à-dire prévisible56.
NOTES
1 P. Lascoumes, P. Le Galès (dir.), 2004, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po; C. Halpern, P. Lascoumes, P. Le Galès (dir.), 2014, L’instrumentation de l’action publique, Paris, Presses de Sciences Po.
2 Il y a certainement d’autres manières de conceptualiser le « contrôle » ; mon objectif n’est pas de fixer le sens théorique du concept de manière définitive et péremptoire, ou d’apposer sur lui une étiquette appellation d’origine contrôlée... mais seulement d’appréhender les potentialités du concept lorsqu’on le (re)connecte à une théorie sociale.
3 Ce texte est la retranscription d’une présentation orale qui a été faite dans le cadre d’un séminaire doctoral, à un moment où j’explorais ces théories pour en évaluer l’intérêt et les potentialités. Il ne s’agissait pas d’un produit figé mais d’un travail en cours, destiné d’ailleurs à être soumis à la discussion. Je ne prétends pas avoir une connaissance exhaustive de la pensée de Latour, et encore moins de celle de Foucault – ni au moment de la présentation, ni aujourd’hui.
4 M. Foucault, 1978 [2004], Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard/ Seuil, coll. "Hautes études".
5 Ibid., p. 25: dans la note 5, on apprend que les «dispositifs de sécurité» sont la même chose que ce que Foucault a pu appeler «contrôles régulateurs» dans son ouvrage intitulé La volonté de savoir.
6 La notion de corrélat est intéressante chez Foucault. Elle est à mettre en relation avec sa notion de «savoir-pouvoir» (ou «pouvoir-savoir»): les façons de concevoir et de penser sont intriquées avec les façons d’agir sur et de gouverner, ces différentes dimensions faisant système. Voir par exemple Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit., p.107.
7 Ibid., pp. 48, 61 et 67-68.
8 Voir Ibid., p. 68. Il serait utile, dans le cadre de la réflexion collective dans laquelle se situe ce texte, d’investiguer la distinction que Foucault opère entre «discipline», qui semble associée étroitement aux pratiques de surveillance, et «contrôle». Cette distinction a également une utilité empirique (voir la contribution d’Eleni Velentza dans ce numéro pour un effort de distinction conceptuelle – dans une perspective qui n’est pas spécifiquement foucaldienne). Cependant, le détour proposé dans les pages suivantes par le paradigme de l’acteur-réseau n’invite pas vraiment à approfondir cette distinction. Je reviendrai sur ce point dans mon post scriptum.
9 Pour Foucault, l’économie politique est d’ailleurs la forme de savoir typique de ce qu’il appelle la gouvernementalité. Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit., pp. 78-79, 113, etc.
10 Ibid., p. 102.
11 Ibid., pp. 72-74.
12 Ibid., p. 109.
13 N. Rose et P. Miller, 1992, "Political Power beyond the State: Problematics of Government", British Journal of Sociology, 43(2), pp. 173-205.
14 Pour un argument similaire chez Latour, voir B. Latour, 1989, La science en action, Paris, La Découverte, coll. "Textes à l’appui", pp. 369 et 420-422 et B. Latour, 2006 [2007], Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, coll. "Poche", pp. 370-372. Michel Callon développe d’une manière originale et stimulante les implications de ce point quant à la question du rôle possible du chercheur en sciences sociales dans le débat: M. Callon, 1999, "Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé: la double stratégie de l’attachement et du détachement", Sociologie du travail, 41(1), pp. 65-78.
15 D. Garland, 1997, "« Governmentality » and the problem of crime: Foucault, criminology, sociology", Theoretical Criminology, 1(2), pp. 173-214.
16 Le terme «prévention situationnelle» désigne un ensemble de techniques qui consistent à placer des caméras de surveillance, à augmenter le nombre de surveillants, à rendre plus prudents ou plus précautieux les potentielles victimes, à travailler sur l’éclairage public, à repenser l’architecture urbaine, etc. de manière à rendre la commission d’actes délinquants plus difficile.
17 A. Crawford, 2006, "Networked governance and the post-regulatory state? Steering, rowing and anchoring the provision of policing and security", Theoretical Criminology, 10(4), pp. 449-479.
18 Dans son long exposé sur la gouvernementalité, Colin Gordon souligne, en reprenant des travaux de Donzelot et d’Ewald, que cette tendance à la délégation des pratiques disciplinaires (de l’État à d’autres entités, notamment privées) s’est affirmée très tôt, notamment dans l’État napoléonien. C. Gordon, 1991, "Governmental rationality: an introduction", in G. Burchell, C. Gordon, P. Miller (dir.), The Foucault Effect: Studies in Governmentality, Chicago, University of Chicago Press, pp. 25-27.
19 Ainsi que celle de centres de calcul, notamment. Callon et Latour sont cités à plusieurs reprises dans Rose et Miller, Political Power beyond the State..., op. cit. Leur influence est encore plus patente dans P. Miller et N. Rose, 1993, "Governing Economic Life", in M. Gane, T. Johnson (dir.), Foucault’s New Domains, pp. 75-105.
20 Latour, Changer la société..., op. cit., p. 123.
21 L’article de Laurent Thévenot sur les «investissements de forme», qui ne se revendique pas explicitement du paradigme de l’acteur-réseau mais qui est fréquemment cité par Latour, illustre particulièrement bien cette proximité avec les thèses de Foucault. L. Thévenot, 1986, "Les investissements de forme", in L. Thévenot (dir.), Conventions économiques, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 21-71.
22 B. Latour, 1993 [2007], Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, La Découverte, coll. "Poche", pp. 33-46.
23 Toutes les images sont reprises de Latour, Petites leçons..., loc. cit.
24 Ibid., pp. 42-43.
25 Ibid., p. 44.
26 B. Latour, Changer de société..., op. cit., pp. 243 et 249.
27 Ibid., pp. 39, 190 et 253-258.
28 Pour la distinction entre intermédiaires et médiateurs et, corrélativement, entre diffusion model of power et translation model of power, voir notamment B. Latour, 1986, "The Powers of Association", in J. Law (dir.), Power, Action, and Belief. A New Sociology of Knowledge?, London, Routledge, pp. 264-280; B. Latour, La science en action, op. cit., pp. 214 et ss. et 165-166; B. Latour, 1992, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, coll. "Textes à l’appui", pp. 178-190; Latour, Petites leçons..., op. cit., pp. 43-44; Latour, Changer la société..., op.cit., notamment pp. 55 et ss., 154-155, 295; etc.
29 Latour, Petites leçons..., op. cit., p. 44.
30 B. Latour, 2000, "Factures/fractures: de la notion de réseau à celle d’attachement", in A. Micoud, M. Peroni (dir.), Ce qui nous relie, Paris, éditions de l’Aube, pp. 189-207; Latour, Changer la société..., op. cit., p. 103.
31 Latour donne l’exemple des dispositifs casse-vitesse, aussi appelés «gendarmes couchés»: ils remplacent un programme d’action (ralentissez pour obéir au code de la route) par un autre (ralentissez pour épargner les suspensions de votre véhicule), le second programme étant jugé plus probablement efficace. Latour, Petites leçons..., op.cit., pp. 8-9. On retrouve là le mode d’action de la prévention situationnelle de la délinquance...
32 Latour, Changer la société..., op. cit., pp. 187-190.
33 On pourrait donc objecter que s’ils mettent en mouvement, les concepts réduisent en quelque sorte le potentiel de mobilité du chercheur par rapport à une situation où toutes les portes resteraient ouvertes. Mais le chercheur n’en ressort pas forcément perdant...
34 Callon, "Ni intellectuel engagé, ni...", op. cit. Voir aussi la note 14 supra.
35M. Callon, 1986, "The Sociology of an Actor-Network: the case of the electric vehicle", in M. Callon, J. Law, A. Rip (dir.), Mapping the Dynamics of Science and Technology: Sociology of Science in the Real World, London, Macmillan, pp. 19-34.
36 Concernant la complexité et l’ambivalence des relations d’attachement, voir notamment Latour, "Factures / fractures...", op. cit.
37 Latour, Changer la société..., op. cit., p. 86.
38 Par exemple, certains locataires de l’immeuble au fameux portail et à la fameuse clef ont réussi à limer la gorge de la clef de manière à neutraliser son «programme d’action». Latour, Petites leçons..., op. cit., pp. 42 et 45. Voir aussi l’indiscipline des marins-pêcheurs dans le célèbre article de M. Callon, 1986, "Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc", L’Année sociologique, 36, pp. 169-208.
39 Latour, Changer la société..., op. cit., pp. 363 et ss.
40 Sur cette ambiguïté, voir le passionnant échange entre Jacques Donzelot et Colin Gordon dans J. Donzelot, C. Gordon, 2008, "Comment gouverner les sociétés libérales. L’effet Foucault dans le monde anglo-saxon", Esprit, novembre 2005, pp. 82-95. On retrouve à mon sens une fascination similaire chez Latour à propos du génie des ingénieurs: voir notamment B. Latour, 1992, Aramis..., op. cit.
41 Donzelot et Gordon, "Comment gouverner...", op. cit., p. 86.
42 Ibid., p. 89.
43 J. Braithwaite, 2011, "The Essence of Responsive Regulation", University of British Columbia Law Review, 44(3), pp. 475-520.
44 Ibid., p. 486. Pour être plus exact, Braithwaite propose une escalade dans les mesures régulatoires, en commençant par postuler que le régulé est disposé à coopérer; c’est seulement si les formes douces de régulation ne fonctionnent pas qu’il y aurait lieu d’aller vers des mesures plus coercitives. « When [persuasion] does fail, the most common reason is that an actor is being a rational calculator about the likely costs of law enforcement compared with the gains from breaking the law. Escalation through progressively more deterrent penalties will often take the rational calculator up to the point where it will become rational to comply ». Ibid., p. 484. Pour une critique criminologique de ce modèle, voir Crawford, "Networked Governance and the Post-Regulatory State", op. cit.
45 Latour, "Factures/fractures...", op. cit.
46 Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit.
47 Voir surtout Latour, La science en action, op. cit.
48 Je remercie Fabienne Brion pour cette observation, qu’elle a faite lors du séminaire où j’ai présenté oralement la communication retravaillée dans le présent écrit. Voir M. Foucault, 1982 [1994], "Le sujet et le pouvoir", in M. Foucault, Dits et écrits, tome IV, texte n° 306 (consulté en ligne: http://1libertaire.free.fr/MFoucault102.html): «[le pouvoir] est un ensemble d’actions sur des actions possibles: il opère sur le champ de possiblité où vient s’inscrire le comportement de sujets agissants: il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable; à la limite, il contraint ou empêche absolument [...] L’exercice du pouvoir consiste à «conduire des conduites» et à aménager la probabilité [...] Le pouvoir [est] de l’ordre du "gouvernement" [...] Gouverner, en ce sens, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres». On observe une remarquable similitude avec le «faire-faire», la médiation et l’action à distance chez Latour. Latour, "Factures/fractures...", op. cit.; Latour, Changer la société..., op. cit., pp. 103-104 et 285.
49 Voir notamment Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit., p. 113 (nuancé aux pp. 110-111).
50 Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit., particulièrement pp. 68-81.
51 Ce lien apparaît clairement dans l’ouvrage classique de Foucault Surveiller et punir (M. Foucault, 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. "Tel."), présentation la plus systématique du dispositif disciplinaire, où la figure du «panoptique» – un agencement architectural pensé pour maximiser les potentialités de surveillance – est placée au centre de la thèse. Significativement, «Surveiller et punir» a été traduit «Discipline and punish» en langue anglaise...
52 Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit., particulièrement p. 46.
53 Pour être plus précis, il y a une ambiguïté chez Foucault, qui propose tantôt une grille de lecture (un paradigme), tantôt une théorie substantielle. Alors qu’il développe dans Sécurité, territoire, population une théorie de la gouvernementalité en même temps qu’une théorie des dispositifs de sécurité (ou des contrôles régulateurs) – ce qui semble laisser entendre que les deux objets sont organiquement associés –, l’extrait cité dans la note 47 supra donne une définition très ouverte de la gouvernementalité, de telle sorte que les différentes «économies de pouvoir» décrites par Foucault (souveraineté; discipline; sécurité) pourraient être vues comme autant de modalités historiques distictes de la gouvernementalité. Selon cette deuxième interprétation, le mot «gouvernementalité» relève bien d’une catégorie inductive permettant de décrire différents dispositifs existants, et non d’une théorie substantielle des dispositifs de pouvoir. Thibaut Slingeneyer retire ainsi de la pensée de Foucault deux «triptyques»: le triptyque savoir-pouvoir-sujet et le triptyque souveraineté-discipline-sécurité. T. Slingeneyer, 2012, Gouvernementalité et libération conditionnelle, thèse de doctorat en criminologie (dir.: F. Brion), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université catholique de Louvain, pp. 27-31. On pourrait dire que le premier triptyque est un paradigme tandis que le second est une théorie.
54 Latour, Changer de société..., op. cit., pp. 45 et 321.
55 Sur les concepts opposés d’intermédiaire et de médiateur, voir la note 28 supra.
56 Latour, La science en action, op. cit., pp. 172-200, plus particulièrement pp. 198-200; Latour, Changer la société..., op. cit., pp. 198 et 295.